Grand bleu

Grand bleuIl y a une trentaine d’années, on n’imaginait pas les défis fous du «Grand bleu», et quand on plongeait sous la mer, c’était seulement pour découvrir ses merveilles en technicolor, avec l’équipe du commandant Cousteau. Gros succès pour «Le monde du silence», et on commence à retenir le nom du jeune homme de vingt-trois ans qui a coréalisé le film avec Jean-Yves Cousteau : Louis Malle. Une effervescence créatrice commence, alors que s’écroule la IV République, à envahir le cinéma français. Rassemblée autour des Cahiers du Cinémas, la Nouvelle Vague secoue les cocotiers. Louis Malle n’appartient pas à ce clan. Comme Roger Vadim, il a déjà commencé à travailler, il fait déjà partie du métier quand le mouvement se met en branle. Et puis il ne souhaite pas, manifestement, s’intégrer à un groupe. Individualiste, il poursuit son chemin solitaire, et cela continue aujourd’hui. Alors, bien sûr, Louis Malle n’a pas, dans ces années 60, la cote auprès des cinéphiles purs et durs. Il est considéré un peu comme le parent pauvre de la brillante équipe des Godard, Chabrol, Truffaut, Rivette, Kast ou Doniol-Valcroze. Ou plutôt comme le cousin trop riche : Malle est apparenté à la famille Béghin, ce qui suscite pas mal de jalousies, comme si le cinéma était pour lui un jouet, un caprice de jeune homme riche. Et quand la politique s’en mêle, il est aussi suspect aux yeux de Positif, pour qui il est un bourgeois de droite, qu’à ceux des Cahiers qui lui reprochent surtout de ne pas faire partie de la bande. D’où cette ambiguïté qui longtemps lui colle à la peau… Il faudra l’euphorie cannoise de mai 68 pour que l’héritier fasse enfin partie de la famille tout en gardant, on le verra, son indépendance. Il lui en aura fallu pour se lancer dans le cinéma, cette activité de saltimbanque, alors que sa famille le destinait à un X qui n’avait rien à voir avec les jeux de l’amour physique : c’est le sobriquet de l’École Polytechnique. Au lieu de cela, après un détour par Sciences Po, le jeune homme entre à l’Idhec, la toute nouvelle école de cinéma. Déjà, il s’était exercé avec la caméra 8 mm de son père. Et c’est ainsi qu’il aura l’occasion de partir sur le Calypso pour l’aventure du «Monde du silence». Après l’immensité sereine de l’océan, c’est le stress de la grande ville nocturne avec «Ascenseur pour l’échafaud». Un polar qui séduit d’emblée la critique et obtient le prix Louis-Delluc 57. On débute souvent avec un policier, certains par calcul, Malle par hasard : c’est Alain Cavalier qui lui a fait lire le bouquin de Noël Calef, qui l’a séduit. Mais le cinéaste, déjà comblé, ne veut pas, il ne voudra jamais, se cantonner dans un genre. Son second film, «Les amants», est aussi différent que possible du premier. Cette adaptation, par Louise de Vilmorin et lui, d’une nouvelle du 18e siècle, est sélectionnée au Festival de Venise où c’est à la fois le scandale et la gloire. La gloire parce que Louis Malle décroche le Prix spécial du jury. Le scandale àcause d’une scène d’amour « réaliste » entre Jeanne Moreau et Jean-Marc Bory où ‘l’actrice mine l’extase à la perfection. Rien de hard, bien sûr, mais on est en 1958 et jusque-là le cinéma pratiquait l’ellipse… Et puis nous sommes en Italie où veille le Vatican. Son journal officiel, L’Osservatore romano, condamne sans appel la diabolique perversion des «Amants». Ça fait du ramdam, et du succès commercial ! Moins de scandale avec «Zazie dans le métro». Le petit roman de Raymond Queneau est difficile à porter à l’écran. Comment trouver l’équivalent visuel des trouvailles farfelues de l’écriture ? Problème insoluble auquel le film ne donne pas de solution. Au lieu de l’ébullition permanente, flirtant avec l’absurde, au lieu du jaillissement insolent, on a une transposition laborieuse, des costumes chatoyants, des traversées de Paris dans tous les sens, des poursuites dans les escaliers de la Tour Eiffel. Qu’a cela ne tienne ! Louis Malle n’insiste pas et se tourne vers le drame contemporain, le portrait d’une star poursuivie par ses fans : un rôle quasi-auto-biographique pour Brigitte Bardot. C’est «Vie privée». Le sujet est fort mais, comme toujours chez notre cinéaste, traité avec le maximum de discrétion. Pas d’esbroufe, Malle n’est pas un m’as-tu-vu… L’élégance rigoureuse de ses films est semblable à celle des jardins à la française. Vous avez dit à la française ? Pour quelqu’un qui vient d’émigrer pendant dix ans aux Etats-Unis ? Pourquoi pas ! Jean Renoir aussi s’était installé à Los Angeles, et cette absence n’a pas altéré la personnalité profonde de Louis Malle. Un de ses films les plus réussis ne reste-t-il pas «Le feu follet», tourné en 63 avec Maurice Ronet, d’après un roman très hexagonal de Drieu La Rochelle ? Écrivain dont la décadence raffinée est entrée en osmose avec le style Malle. Et puis, aussitôt, comme si son principe intangible était de réussir à chaque film exactement le contraire du précédent, il passe de l’ode morose en noir et blanc à l’aventure trépidante et multicolore de «Viva Maria». C’est la réunion de deux stars quand on ne disait pas encore superstars, avec qui il avait déjà tourné, une fois pour BB, deux fois pour. Jeanne Moreau. Le succès de Belmondo et de de Broca avec «L’homme de Rio» avait était colossal. Pour «Viva Maria», la recette est analogue, avec un zeste historico-politique. Les cinéphiles boudent, les autres spectateurs sont souvent ravis. Belmondo, justement, Louis Malle le recrute pour être «Le voleur» d’après le singulier roman anarchiste de Georges Darien. Comme toujours, la mise en scène est soignée, méticuleuse, les interprètes judicieusement choisis, l’ensemble est honorable, mais dépouillé de la verve iconoclaste que les lecteurs de Darien eussent aimé retrouver. Le voleur Bebel est plus proche d’un cousin distingué de Lupin que du petit truand parigot d’«A bout de souffle»… Et si Juan Bunuel est assistant de Malle sur le film, celui-ci ne ressemble guère à celui que son père aurait pu tirer de la même histoire. Autre adaptation littéraire, celle du conte d’Egdar Poe «William Wilson» dans les «Histoires extraordinaires». Bardot et Delon en sont les protagonistes convaincants, mais pas bouleversants. En réa lité, malgré le perfectionnisme de Louis Malle, il semble que la transposition des œuvres de la littérature, à l’exception du «Feu follet» très proche de son tempérament; ne soit pas pour lui le nec plus ultra. Aussi ne s’y cantonne-t-il pas. Et se souvenant peut-être de l’odyssée Cousteau, il aime périodiquement aller chercher ailleurs d’autres facettes de notre monde. Reportage sur le Tour de France (son court métrage «Vive le Tour»), voyage en Thaïlande pour «Cinq colonnes à la une» («Bons baisers de Bangkok»), en Inde pour l’ORTF (sept fois 50 minutes d’un tableau d’un long et admirable documentaire sur «L’Inde fantôme»), et nous voilà à mai 68 : juré du Festival de Cannes, Malle participe activement à son boycott et à la grève du cinéma français. Après quoi il reprend le matériel tourné en Inde pour en monter un long métrage cinéma, «Calcutta». Dès lors, il ne cessera plus d’alterner la fiction et le document. En 1970, grand succès pour «Le souffle au cœur» (légèrement inspiré de sa propre adolescence, puis qu’il était atteint de cette affection), mais le tableau de la famille bourgeoise et du collège religieux attirent moins l’attention qu’une scène de quelques minutes pendant laquelle le jeune garçon (Benoît Ferreux) découvre le plaisir sexuel dans les bras de sa jeune et ravissante mère (Léa Massari). Polémique, controverse, scandale ! Le tabou de l’inceste fonctionne encore au quart de tour dans cette France pompidolienne où Michel Polac se fait virer de la télévision nationale pour avoir traité le sujet, à propos du «Souffle au cœur», dans son émission-débat de l’époque. Documentaires à nouveau avec «Humain, trop humain», tourné pour la BBC à l’usine Citroën de Rennes, et «Place de la République», interviews des passants en micro-trottoir, qui brossent, sans manipulation aucune des témoignages, un tableau lucide de la société française en 72. Pour la première fois, il s’attaque alors à la période de l’Occupation avec «La combe Lucien», dont ilécrit le scénario avec Patrick Modiano. Le film sort peu de temps après «Le chagrin et la pitié» de Marcel Ophuls, et abonde dans le même sens, à savoir la mise en brèche du mythe héroïque de la France engagée en majorité, de corps ou de cœur, dans la résistance au nazisme. Et puis pour une fois, le personnage principal est un salaud. Comme il n’est pas monolithique, comme il est amoureux, comme on l’observe simplement, sans chercher de circonstances atténuantes ni aggravantes, le film est accusé d’indulgence et de redoutable ambiguïté. De nouveau, la polémique. Question de temps : aujourd’hui, «Lacombe Lucien» n’étonnerait plus personne. Entre-temps, peut-être pour se réfugier dans le terrain neutre d’un récit hors de l’Histoire et même de la géographie. Malle tourne une fable fantastico-insolite, « Black moon ». Étrange film sans dialogue, sans action au sens traditionnel du mot, qui rencontre difficilement un public. On se souvient pourtant de ses images glacées, envoûtantes. C’est alors que le cinéaste commence son exil provisoire aux États-Unis, qui coïncidera avec le cours de sa « vie privée » : c’est Susan Sarandon qui partage d’abord sa vie, puis Candice Bergen qui l’épouse. Là-bas, il tourne trois films. En 78, c’est «Pretty baby» (La petite), qui fait partie de la sélection au Festival de Cannes et qui déclenche, une nouvelle fois, le cycle du malentendu et du scandale. L’anecdote historique de l’enfant prostituée (Brooke Shields à l’écran), prétexte à recréer la Nouvelle-Orléans de 1917, est immédiatement taxée de perversité morale par les sourcilleux censeurs habituels. Et pourtant le film est d’une totale sagesse, effleurant le scabreux sans y entrer jamais. Ses travaux suivants suscitent moins de curiosité ou d’intérêt : «Atlantic city» comme «Alamo Bay» sont des tableaux où le document se mêle à une fiction au schéma simple. Le premier lui donne l’occasion de diriger BurtLancaster en petit bookmaker sur le retour qui prétend avoir été un grand truand, mais surtout de filmer l’insolite décor d’Atalantic City, ce mini Las Vegas de la côte Est. Le second est un de ces sujets sociaux qui eussent été traités chez nous par un Cayatte, aux Etats-Unis par un Stanley Kramer, les problèmes de reconversion causés, dans un petit port de pêche du Texas, par l’arrivée et l’intégration des familles vietnamiennes réfugiées qui ont bénéficié de l’asile politique. Pays d’immigrés par excellence, l’Amérique du fameux «melting pot» est un sujet de choix pour le cinéma de Malle qui reprend alors la casquette du ciné-reporter pour tourner «And the pur-suit of happiness» (La poursuite du bonheur), qui sera présenté à Cannes en 87, et tout récemment programmé (tard le soir) à la TV. C’est un montage passionnant d’interviews d’immigrants récents — qui sont surtout des Russes, des Pakistanais, des Ethiopiens, des Salvadoriens, des Coréens. L’intérêt toujours en éveil, toujours prêt pour de nouvelles expériences, le cinéaste peut aussi se fourvoyer, comme avec ce monument d’ennui (surtout à cause de l’insupportable acteur principal) qu’est«My dinner with André»… Mais comme un ludion, il remonte aussi vite qu’il est descendu. Son retour au pays est marqué aussitôt par le plus grand succès de sa carrière : «Au revoir les enfants», qui sort à la rentrée 87. Louis Malle, qui décidément ne fait rien comme les autres, s’était toujours refusé à parler de lui, de son enfance (exceptons le clin d’œil du «Souffle au cœur»), ce que tant d’autres s’empressent de faire dès leur premier film.

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